On se demande ce qu’ils ont dans la tête ! Décidément, ces Anglais ne sont pas fiables. Cette opinion est d’ailleurs longuement corroborée par le sens de la dérision, voire de l’autodérision, dont ils font preuve à chaque occasion, y compris dans les négociations professionnelles. Capables de défendre une position pied à pied, dotés d’un fort esprit de compétition, acquis peut-être dans leurs collèges élitistes et virils, intransigeants – on se souvient de la fameuse tirade de Margaret Thatcher : « I want my money back ! » –, les Anglais seraient si différents de nous. Malgré Guillaume le Conquérant, un Normand. Malgré Winston Churchill, qui aimait tant la France mais détestait les Français. Malgré le rôle exemplaire de la Verte Albion pendant la Seconde Guerre mondiale – un pays plus allié que la France qu’elle ne l’était d’elle-même. Malgré Jeanne Moreau, Jane Birkin, Charlotte Rampling et Mika.
Les Anglais, c’est entendu, n’ont jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à l’Europe. Ils ont souvent donné l’impression de rechigner face aux demandes incessantes de la solidarité européenne. Au fond, ce peuple anachronique et néanmoins ami aurait actualisé depuis cinq siècles la stratégie de la Reine Vierge : séduire les princes européens sans jamais se donner complètement à eux. Au pays de David Bowie, de Hugh Grant, de Jude Law ou de Rob Pattison, pas la peine en effet d’aller chercher du sexy d’importation : chaque génération produit son lot de jeunes gens aptes à satisfaire les fantasmes sexuels ou, pour celles et ceux qui ajoutent au sexe la littérature, sentimentaux.
Il est vrai aussi que dans l’esprit anglais, un contrat, c’est un contrat. Un engagement, un engagement. Ce ne sont pas les Anglais qui ont imposé à l’Europe un plafond de 3% du PIB pour le déficit public. C’est la France, sous François Mitterrand. Une mesure improvisée pour garantir la stabilité économique, mais qui, décidée sur un coin de table puis gravée dans le marbre du traité de Maastricht, s’est depuis lors imposée à tous les Etats membres, quand bien même la France – et même la raisonnable Allemagne – peine à la respecter. L’ancien premier ministre Michel Rocard lui-même, qui ne disait pas trop de bêtises, m’affirma lors d’un entretien[1] que l’Europe « fonctionnerait de manière plus fluide sans les Anglais qui freinent des quatre fers sur bon nombre de décisions essentielles pour nous ».
Il ne fallait pas les faire entrer, aussi. C’est vrai, quoi. Un pays où les piétons comme les voitures s’arrêtent au feu rouge ; où les commerçants vous saluent de façon tonique et avec un sourire à votre entrée dans leur établissement ; où l’art du jardinage cultive un naturel qui respecte la liberté de la plante à pousser comme elle le désire ; où l’empirisme ambiant fait qu’on se demande chaque matin si le soleil va se lever demain ; où l’eau se verse frémissante mais jamais tout à fait bouillante sur le thé ; où la série Coronation Street[2] fait un carton à la télévision en montrant au Britanniques le quotidien des habitants d’une rue très middle-class depuis 1960 ; où chacun lit plusieurs journal le dimanche ; où les libertés individuelles sont aussi sacrées que la reine est gracieuse ; où l’amitié, comme l’amour, se prouve mais ne se dit guère ; où les émotions sont plus authentiques quand elles sont tues ; où la plupart des cimetières sont des prairies piquées de pierres tombales plutôt que des champs de caveaux ; où une demeure sur deux est hantée par des fantômes ; où ce sont les brownies qui font le ménage ; où le meurtre, depuis Agatha Christie, est considéré comme un sport national ou à tout le moins un mode relationnel favorisé ; où l’homosexualité fait partie de l’enseignement de base de tout honnête homme ; un pays, bref, où la liberté est à ce point ancrée dans les mœurs que le pauvre Tony Blair, après les attentats islamistes de 2005, s’est vu opposer par l’opinion publique une fin de non-recevoir lorsqu’il envisagea la mise en place d’une carte d’identité censée renforcer la sécurité. Le nôtre, dix ans plus tard, sous François Hollande, dans une situation comparable sinon similaire a embrassé l’état d’urgence avec la fougue des fraîches amours.
Theresa May, qui n’a pas voulu le Brexit, est accourue aux Etats-Unis peu après l’élection de Donald Trump dans le but d’approfondir le partenariat entre leurs deux pays liés par l’Histoire. Il fut rapidement assez clair que le nouveau président se fichait pas mal de l’Angleterre comme d’ailleurs de l’ensemble de la France ou de l’Europe, qui ne font pas partie de son horizon. Les conservateurs britanniques se déchirent sur la dureté relative du Brexit souhaitable. Les travaillistes, qui lui étaient opposés, militent à présent, réalisme oblige, par un soft one : quand on ne veut pas être baisé, on préfère une bite molle. L’avenir nous dira vers quels arrangements s’orienteront les négociations afin que ni les Anglais, ni les Européens ne perdent la face. Sauver les meubles britanniques d’un côté, commercialement parlant. Eviter d’ouvrir la boîte de Pandore de l’autre. Certains politiciens britanniques, dont nos amis auraient fort bien pu se passer sur ce coup-là, ont conduit le pays à cette fiction improbable, à cette incroyable histoire de fantômes qui, finalement, s’avère désormais solide, résistante et dure comme le réel. Virginia Woolf avait raison : « La vie est un rêve. C’est le réveil qui nous tue. »
[1] Lors d’un entretien visant à préparer ma biographie de Michel Durafour, au cours de l’année 1996.
[2] Coronation Street est un soap opera britannique créé par Tony Warren et diffusé depuis le 9 décembre 1960 sur le réseau ITV. Le 7000e épisode a été diffusé le 28 janvier 2009. Il est le programme de télévision qui rencontre le plus de succès dans le monde, et a été diffusé en continu pendant plus longtemps que tout autre programme similaire (source Wikipédia).